Le 23 mai 2025, à l’occasion de ses 20 ans, Aksoni invitait tous les professionnels et les passionnés des archives et de la bande dessinée à une journée d’étude autour du thème « Bande dessinée et archives : entre inspiration et création ». Une quarantaine de participants ont répondu présents pour écouter les 11 invités.
Depuis 2024, Camille Lacroix, chargée de projet d’Aksoni, préparait cette journée. Convaincue dès le départ de l’intérêt du sujet, elle n’en mesurait initialement pas la richesse. Ce n’est qu’au fil des rencontres et échanges avec des spécialistes qu’elle a pu mieux cerner les enjeux et les problématiques liés aux archives de la bande dessinée. Il lui est apparu que le lien entre les archives et le neuvième art était double. D’une part, les archives peuvent inspirer les auteurs et servir de matière première pour le récit ou l’illustration et, d’autre part, le secteur de la BD produit lui-même ses propres archives. C’est naturellement autour de ses deux volets et de leurs enjeux propres que s’est organisée la journée d’étude.
Cette dernière n’aurait pas été possible sans le travail et la présence de tous les intervenants. Notons également le précieux soutien des Archives de l’État et de notre sponsor « Docbyte ». Nous les remercions chaleureusement.


Enjeux et richesses du fonds Casterman
La journée a commencé par une conférence sur le fonds d’archives de la maison d’édition familiale Casterman, avant son rachat par le groupe Madrigall. Ce fonds se trouve aujourd’hui aux Archives de l’État à Tournai. Pour présenter le sujet étaient conviés Romy Gouverneur, cheffe de service aux Archives de l’État de Tournai, Sylvain Lesage, historien et Maître de conférences à l’université de Lille, et Marie Croonenborghs, assistante éditoriale pour les éditions Casterman.
Romy Gouverneur a abordé l’historique du fonds. Après son rachat par Flamarion en 1999, la maison d’édition tournaisienne a déménagé à Bruxelles. L’ensemble des archives est alors rassemblé et la question de leur conservation se pose.
En 2001, la bibliothèque de référence de Casterman est donnée à l’Institut du Patrimoine wallon. Huit ans plus tard, les archives sont données de manière irrévocable et pour une durée indéterminée à l’État belge qui a pris la décision de les conserver au sein du nouveau dépôt des Archives de l’État à Tournai. La bibliothèque est alors rapatriée au même endroit. Le fonds conservé à Tournai ne concerne que la période de 1919 à 1998. Il est à noter qu’une partie des archives de l’entreprise Casterman est aujourd’hui conservée à Bruxelles et une autre par la famille. Malgré ce côté fragmentaire, le fonds reste exceptionnel et offre de multiples perspectives de recherche : histoire socio-économique de l’entreprise, histoire de l’édition belge, histoire de la famille Casterman, etc.
Le fonds Casterman occupe 700 m linéaires, ce qui équivaut à 10 % de la capacité du dépôt tournaisien. On y retrouve des archives papier mais aussi des photos, des diapositives, des négatifs, des bobines, du petit matériel d’imprimerie, des copies de planches, des affiches publicitaires, des autocollants, des figurines, des cadeaux promotionnels, etc. Même s’il ne dispose d’aucun inventaire, ce dernier a néanmoins pu être valorisé par quelques recherches scientifiques. Faute de personnel suffisant au sein de l’institution, le travail titanesque d’inventoriage et de traitement archivistique n’est pas commencé.


C’est dans le cadre de son travail d’éditrice que Marie Croonenborghs a accès au fonds Casterman. Depuis 4 ans, elle parcourt régulièrement les dossiers auteurs du fonds pour enrichir certaines rééditions de dossiers historiques. Dernièrement, elle a travaillé sur la publication d’une anthologie de « Les 4 As » de Georges Chaulet et de François Craenhals. Les dossiers auteurs permettent de comprendre davantage l’histoire des albums et la vie de l’auteur dans sa dimension professionnelle, mais aussi humaine. Ces dossiers auteurs regorgent de documents variés : différents types de correspondances, contrats, photos, propositions de couvertures et encore bien d’autres types d’archives. Néanmoins, ces dossiers auteurs ne suffisent parfois pas pour retracer l’ensemble de l’histoire d’un album. Il faut aller chercher ailleurs et par moment se tourner vers les archives privées de la famille d’un auteur. Rédiger le dossier historique d’un album est le résultat d’un travail interdisciplinaire très riche.
Sylvain Lessage a travaillé sur ce fonds lors de sa thèse. Selon lui, trois ouvrages représentent des jalons dans l’utilisation scientifique des archives Casterman.
Le premier est le livre de l’historien Serge Bouffange « Pro deo et patria ». En 1996, ce dernier est engagé par la famille Casterman qui souhaite garder trace de son histoire et de celle de l’entreprise jusqu’à la fin du XXème siècle.
La monographie « (À suivre) Archives d’une revue culte » datant de 2018 constitue un deuxième jalon. Elle est le résultat d’un travail interdisciplinaire entre différentes disciplines : l’histoire, la sociologie du livre, la linguistique, etc. Elle trace l’histoire de la revue « À suivre ». Cette dernière ayant principalement été rédigée à Paris, le fonds tournaisien est moins présent que dans les deux autres études.
Le dernier jalon est la thèse de Florian Moine « Casterman : de Tintin à Tardi », publié en livre en 2022. Florian a repris le travail là où Serge Bouffange s’est arrêté. Il retrace l’histoire de la maison d’édition à partir de l’arrivée de Tintin dans le catalogue.
Il mérite d’être précisé que, dans les années 1960-1980, le travail et la renommée d’une maison d’édition de la bande dessinée ne résument pas uniquement par le médium du livre. Les œuvres éditées se déclinent alors en une très grande variété de média et supports. À titre d’exemple, Casterman vendait aussi l’œuvre d’Hergé via la télévision, le théâtre, la radio, etc. Toutes ses déclinaisons sont à l’origine de nombreuses archives qui enrichissent les fonds de la bande dessinée. Ceux-ci sont précieux pour les chercheurs qui peuvent en faire le point de départ d’études sur la circulation transnationale des œuvres, la circulation transmédiatique, l’auctorialité éditoriale et encore bien d’autres sujets.
Toutes ces recherches sont bien sûr possibles si les fonds sont conservés dans de bonnes conditions. Il est dès lors important de conserver et rendre accessible ces fonds pour permettre à ces recherches d’exister. Trois cas ont d’ailleurs été mis en avant, même s’ils ne sont pas parfaits : la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) à Caen conservant le fonds Hachette, et les Archives Dupuis à Marcinelle.
Quelles perspectives pour les archives de la bande dessinée en Belgique ?
Que faire des archives des auteurs de la bande dessinée ? C’est à cette question qu’ont tenté de répondre Dominique Maricq (archiviste au studio Hergé), Jérôme Allard (anciennement archiviste au studio Hergé et fondateur de Numérisart) et Étienne Schréder (membre fondateur Fondation Jacob). Cette discussion était animée par Daniel Couvreur, journaliste et chef du pôle Culture pour le journal Le Soir. Durant cette dernière, quelques cas concrets d’initiatives de conservation d’archives de la bande dessinée ont été abordés.
La fondation Jacobs a été créée du vivant de l’auteur. Celui-ci voulait transmettre son œuvre et ses archives aux autorités belges qui n’en ont pas voulu. La fondation était donc un moyen alternatif de conserver ses planches et archives. Dans son testament, l’auteur expliquait vouloir de sortir de la logique mercantile. La fondation et son travail sont jusqu’ici financés par les droits d’auteur que touche le studio, même si ce n’est pas suffisant.
Un autre cas est celui d’Hergé. Lorsqu’il meurt en 1983, vu qu’aucune consigne n’est donnée de son vivant, le risque court de voir sa collection divisée. Pour éviter ce risque, la seconde épouse de l’auteur a négocié avec l’État belge pour que la fondation Hergé puisse voir le jour. L’auteur conservait beaucoup de son vivant : il classait et inventoriait lui-même ses archives. Tout ce processus, commencé par l’auteur et repris par la Fondation Hergé, permet aujourd’hui d’alimenter encore la recherche. Par an, on dénombre une cinquantaine de nouvelles publications sur son œuvre.

Lorsqu’un auteur décède, préserver et conserver son patrimoine en un seul lieu relèvent de nombreux défis. La conservation d’archives demande de l’argent et beaucoup d’espace. Il faut d’ailleurs noter que la numérisation est souvent proposée pour un gain de place. Or, cette dernière est bien souvent une fausse solution. Elle demande une charge de travail conséquente. De plus, la numérisation ne veut pas dire de facto destruction de l’archive physique et donc « gain de place ». De manière générale, le manque de financement reste jusqu’à aujourd’hui le frein principal à la préservation de ce patrimoine.
Aujourd’hui, il est important de réfléchir à une solution au niveau national. Actuellement, certains héritiers se tournent vers la fondation Roi Baudouin qui n’a pas les moyens de tout conserver. Les éditeurs, qui poursuivent des objectifs plutôt mercantiles, voient peu d’intérêt à investir dans la conservation des archives. Quant au pouvoir public, la question n’est pour le moment pas sur la table. Actuellement, ce patrimoine est fragilisé et encourt des risques de destruction, de division des fonds ou d’exportation. Cela ne concerne pas que les archives des auteurs mais aussi celui de métiers annexes à ces auteurs : journalistes, éditeurs, créateurs de festivals, etc.
Ces échanges ont démontré que les enjeux de la conservation des archives du neuvième art sont encore nombreux en Belgique. La création d’un lieu dédié à la conservation et à la valorisation des archives de la bande dessinée serait une solution pertinente. Néanmoins, elle demanderait un soutien de la part du politique.
Pratiques de réappropriation des archives dans la conception du récit et de l’illustration en bande dessinée
Les interventions de l’après-midi étaient dédiées à l’utilisation des archives par la bande dessinée. Après le repas, une table ronde menée par Sylvain Lesage a permis d’aborder les pratiques de réappropriation des archives dans le processus de création d’une bande dessinée. Pour participer à cet échange étaient présents Ivan Gros (dessinateur et scénariste), Valérie Lemaire (scénariste) et Olivier Neuray (dessinateur). Chacun d’entre eux aborde les archives de façon singulière.
Valérie Lemaire utilise les archives de façon plutôt indirecte, en se basant sur des recherches d’historiens. Grâce à ces derniers, elle travaille son scénario. Même si l’intrigue reste fictive, elle est attentive à ce que cette dernière prenne place dans un contexte vraisemblable et le plus proche de la réalité. Pour la bande dessinée « Les cosaques d’Hitler », il était particulièrement difficile d’utiliser directement les archives pour des raisons linguistiques et d’accessibilité.
Olivier Neuray, ayant beaucoup travaillé avec Valérie Lemaire, se sert des archives dans son travail de dessinateur pour les œuvres « historiques ». Lorsque ce dernier souhaite donner vie au scénario, il effectue des recherches pour la représentation graphique. L’archive n’apparaît donc pas de manière directe dans le récit. Même si son utilisation est invisible pour le lecteur, elle est en réalité systématique et ajoute de la vraisemblance au récit et au dessin.

Dans l’œuvre « Kinderzimmer » d’Ivan Gros, les archives occupent une place plus évidente. La BD est une adaptation graphique du roman de Valentine Goby qui porte le même nom et qui se déroule au camp de concentration de Ravensbruck. Il était très important pour l’auteur de représenter le lieu de façon juste. Cette BD est une commande d’une association de déportés de ce camp souhaitant sauvegarder leur mémoire. Au départ, ce travail devait être un livret de gravures. Cependant, il a changé de nature en raison d’une représentation trop générique des camps, s’éloignant de la réalité de Ravensbruck. Assez rapidement, Ivan est tombé sur des croquis et esquisses produites par des détenues. Ces archives ont été d’une grande aide pour la représentation du lieu. Certaines sont connues et bien conservées, inventoriées et valorisées. Cependant, une grande partie d’entre elles sont gardées par des particuliers. De nombreuses recherches ont été nécessaires pour constituer le corpus final. Ces archives ont une place directe dans l’ouvrage où elles sont redessinées, pour des raisons d’homogénéité mais aussi pour prendre de la distance entre l’archive et son caractère sacré. L’ouvrage, une fois publié, a permis d’en visibiliser certaines et d’en mener d’autres vers des institutions d’archives. En effet, certaines familles avaient peur de les perdre ou souhaitaient les garder pour leurs enfants. Ces dessins sont les seules représentations iconographiques des camps de concentration. Ils sont donc d’une richesse incroyable pour l’Histoire et constituent l’une des preuves matérielles de l’existence de ces camps.
Plusieurs idées de valorisation ont d’ailleurs été proposées lors des discussions faisant suite à leurs interventions, comme l’ouverture des centres d’archives à des auteurs ou des étudiants dans l’art.
Témoignage de Nicolas Ruffini Ronzani sur son rôle de conseiller scientifique pour l’adaptation du roman “Les pilliers de la terre » en bande dessinée

La journée s’est clôturée avec la conférence de Nicolas Ruffini Ronzani qui nous a fait part de son travail en tant que conseiller scientifique pour l’adaptation en bande dessinée du roman « Les piliers de la Terre » de Ken Folett. Chercheur en Histoire médiévale à l’Université de Namur et aux Archives de l’État de Namur, il a été contacté en 2021, pour accompagner la conception du scénario et du dessin dans l’objectif de les rendre les plus vraisemblables possible et de les faire correspondre au mieux au contexte de l’Angleterre du XIIème siècle.
Le projet a été initié par le scénariste Didier Alcante, spécialisé dans la fiction historique. Nicolas intervient à différents moments du processus créatif. Tout d’abord, Alcante rédige le scénario de la BD, en se basant sur le roman existant. Durant cette étape, Nicolas reste à disposition pour répondre aux questions du scénariste. Par exemple, pour une scène qui a lieu dans un dortoir, Alcante s’est demandé à quoi correspondaient les pratiques de sommeil à cette époque.
C’est essentiellement à ce stade qu’intervient Nicolas.
L’étape suivante est le passage du scénario au story-board. Le story-board est un document indiquant les dialogues, les éléments représentés ou encore tous autres détails importants à préciser, pour chaque page de la bande dessinée. Une fois un story-board validé par Alcante, il est soumis à Nicolas qui peut faire des commentaires et proposer d’éventuelles modifications.
Une fois que la planche est encrée, Nicolas n’intervient qu’en cas de grosse erreur car toute modification, à ce stade, représente une charge de travail considérable.
La dernière étape est celle de la colorisation. Lors de cette étape, le travail de Nicolas est terminé. Toutefois, les couleurs respectent une note rédigée par ses soins au début de la collaboration. Celle-ci fait part des couleurs qui semblent être les plus vraisemblables pour l’époque et celles à éviter absolument. Par exemple, les pigments utilisés pour les vêtements n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui.
Pour mener ce travail de recherche, Nicolas se base essentiellement sur des sources iconographiques (sceau, enluminure, etc.) et archéologiques. Pour travailler sur la vraisemblance des paysages de lieux existants, les plans, les cartes, et les éventuelles fouilles s’avèrent utiles. Dans le cas de lieu imaginaire, les recherches sont plus complexes pour créer un imaginaire plausible. Il faut d’ailleurs noter que pour la cathédrale de Kingbrigde, un modèle en 3D a été créé pour aider le dessinateur dans son travail et éviter les incohérences entre les planches.
Malgré ce travail de conseil et de vérification, tout n’est pas toujours historiquement exact dans l’adaptation. La vision factuelle de Ken Follett ne collait pas systématiquement avec la réalité historique et cela n’est pas modifiable au risque de dénaturer le récit. Certaines concessions sont également nécessaires afin d’éviter de choquer les lecteurs contemporains. Par exemple, les chevaux médiévaux sont plus petits que dans l’imaginaire collectif et le parti a été pris de continuer à les représenter plus grands. Enfin, Nicolas avoue avoir lui-même commis quelques erreurs ou oublis.


En conclusion, cette journée d’étude s’est avérée riche en échanges et nouvelles idées, comme Florian Delabie en a fait part lors de son intervention finale. Elle a été l’occasion de montrer d’autres chemins de valorisation des archives que ceux usuellement empruntés par le secteur. Ces réflexions invitent à l’interdisciplinarité et à jeter des ponts entre le secteur de la bande dessinée et celui des archives.
Une réflexion doit être menée sur la manière de sensibiliser davantage les auteurs et les éditeurs à la richesse de leurs archives. Un groupe de travail peut répondre partiellement à ce besoin. Le résultat de ces rencontres doit par la suite être porté vers le politique pour qu’un soutien soit apporté. Aksoni, en tant que fédération, peut jouer un rôle dans la préservation de ce patrimoine archivistique si riche de notre petit pays.


Cette journée d’étude était également l’occasion d’inaugurer une exposition traitant de la même thématique « Bande dessinée et archives : entre inspiration et création ». Celle-ci est restée accessible et ouverte au public jusqu’au 1er juillet 2025.
Le parcours était scindé en deux parties. La première était dédiée à l’utilisation des archives par les auteurs lors de la conception d’une bande dessinée et la seconde aux archives de la bande dessinée en tant que telle.
Grâce à la collaboration des éditions Anspach et la générosité de collectionneurs, de nombreuses planches originales ont pu être exposées en vis-à-vis d’archives inédites, qui ont inspiré leur création d’une façon ou d’une autre. Avec le soutien de la fondation roi Baudouin, du Musée Piconrue et des Archives de l’État, ce sont plus de 40 archives de la bande dessinée qui ont pu être exposées. Parmi elles, on dénombrait des planches originales de Didier Comès et Jean-Claude Servais, et une série de documents éditoriaux issus du fonds Casterman.
Cet échantillon visait à démontrer la richesse des archives de ce secteur et de mettre en lumière les institutions qui travaillent actuellement à leur valorisation. L’objectif était également de sensibiliser aux enjeux existants.
Les retours sur l’exposition ont été positifs et encourageants pour cette première expérience d’Aksoni !