Archivistes

7/12/22

Un dossier important au cœur des enjeux archivistiques, historiques et citoyens

Le 11 septembre 2022 une nouvelle loi visant à introduire des règles générales de déclassification des pièces classifiées a été adoptée. Ce nouveau texte marque une avancée concrète et attendue pour notre secteur sur un enjeu archivistique, historique mais aussi et surtout démocratique pour notre pays.

La question de la déclassification des archives soumises à un régime de classification (degré confidentiel, secret ou très secret) touche de plein fouet l’accès du plus grand nombre à ces archives et, de facto, le droit d’information du citoyen et l’expression nécessaire du contrôle démocratique par la société civile. Les articles 23 et 32 de la Constitution belge affirment d’ailleurs ce droit de transparence et d’accès à l’information.

La classification de certaines données sensibles est certes nécessaire lors de leur création, pour la sécurité de l’Etat et de ses représentants notamment, mais il n’est pas normal que les documents classifiés le restent à tout jamais ou pour une durée manifestement excessive.

Depuis de nombreuses années, la communauté des archivistes par le biais de l’Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB) attire l’attention des dirigeants politiques sur la nécessité de prévoir un mécanisme de déclassification obligatoire à termes échus qui n’avait pas été prévu dans la loi sur la classification et les habilitations sécurité du 11 décembre 1998.

Rétroacte d’un dossier archivistico-démocratique

1998

La loi sur la classification et les habilitations sécurité du 11 décembre 1998 ferme à la recherche et aux citoyens toute une série de documents non déclassifiés par les services producteurs, mais qui étaient jusque là accessibles car ne présentant plus d’intérêt opérationnel ou de danger pour l’Etat belge et ses représentants. En outre, ce nouveau cadre légal rédigé sans collaboration avec le secteur archivistique ne prévoit pas de seuil limite à la classification. Un document classifié peut donc le rester à tout jamais (ad vital eternam) et de facto ne pas être communicable aux chercheurs. Cette loi passe d’autant plus inaperçue que les principaux services qui classifient des documents ne versent pas leurs archives aux Archives de l’Etat (dérogation à la loi de 1955 sur les archives).

2009

La révision de la loi sur les archives de 1955 supprime la dérogation de versement aux Archives de l’État qui existait pour les archives produites par le ministère des Colonies, le ministère des Affaires étrangères et la Défense nationale. En outre, le transfert obligatoire des archives des administrations fédérales vers les Archives de l’Etat est ramené à 30 ans plutôt qu’à 100 ans (à l’exception du SPF Affaires étrangères et de la Défense nationale pour lesquels le seuil est fixé à 50 ans).

2016

En 2016, l’Association des archivistes (AAFB) lance un premier appel à la vigilance concernant un projet de loi modifiant la loi organique des services de renseignement et de sécurité du 30 novembre 1998 et particulièrement son article 21/1. En effet, ce projet de loi devait permettre aux services de renseignement et de sécurité (la Sûreté de l’État et le Service Général du Renseignement et de la Sécurité des Forces Armées – SGRSFA) de déroger à la loi du 24 juin 1955 sur les archives et d’organiser leurs propres services d’archives historiques et de pouvoir procéder à l’élimination des archives classifiées sans aucun contrôle.

  • Voir à ce sujet : la carte blanche de l’AAFB, « Quand les documents classifiés seront détruits par la sûreté de l’Etat »
  • Suite à la mobilisation de l’AAFB, l’article 21/1 a été revu de manière à revenir à une conception plus orthodoxe de la gestion et de l’ouverture à la recherche des archives des services de renseignement et de sécurité. La dérogation de versement aux Archives de l’Etat est passée à la trappe. Par contre, le délai de versement des archives de la Sûreté de l’Etat aux Archives de l’Etat est porté à 50 ans (pour coller au même statut que les archives du SPF Affaires étrangères et de la Défense nationale) et il n’a pas été possible d’introduire dans ce cadre un article concernant la déclassification obligatoire à termes échus.

    • « De la sauvegarde des archives des services de renseignement et de sécurité Récit d’une intervention utile et nécessaire de l’AAFB dans le débat public et parlementaire », p.8-9, Info-AAAFB, n°23, 2017
    • 2018-2019

      En 2018, l’AAFB réaffirme dans son mémorandum « 2019-2024 : pour une mutation digitale réussie » le besoin criant d’introduire dans la loi un cadre concernant la déclassification obligatoire des documents classifiés. En effet, le soin de déclassifier les documents est laissé aux administrations qui les ont produits et qui n’en ont pas toujours les moyens et/ou le volonté. L’absence de déclassification obligatoire constitue un frein important aux opérations de versement d’archives, à la recherche historique et au contrôle démocratique a posteriori.

      En mars 2018, une proposition de loi est déposée à la chambre dans l’optique de mettre en place une procédure organisant la déclassification phasée des documents classifiés. Il s’agissait d’une avancée tangible en matière de transparence. Plusieurs auditions ont été réalisées début 2019 : toutes relèvent la nécessité de revoir la législation existante. Il restait toutefois à organiser le consensus autour des différents seuils proposés pour la déclassification en fonction des degrés de classification (confidentiel, secret, très secret), la possibilité de prolonger la période de classification initiale en cas de nécessité, ainsi que le seuil final au-delà duquel la déclassification d’un document qui n’aurait pas été déclassifié par les services producteurs serait automatique.

      En 2020 lors de la mise en place du Gouvernement De Croo, cette volonté semble présente puisque l’accord de gouvernement mentionne la nécessité d’adopter « un régime légal (…) pour déclassifier, après un certain temps, les documents classifiés, dans le respect des accords internationaux et de la protection du secret des sources. En effet, la Belgique est l’un des derniers pays dépourvu d’une telle procédure.».

      2022 : nouvelle loi, nouvelle occasion manquée

      Parmi les 3 revendications du secteur, deux ne posèrent aucun problème. En effet, les seuils de déclassification par degrés de classification (20 ans pour les documents “confidentiels”, 30 ans pour les documents “secrets” et 50 ans pour les documents “très secrets”) tout comme la possibilité de prolonger la période de classification initiale en cas de nécessité n’ont guère posé problème.

      Par contre, la fixation du seuil final de déclassification a été beaucoup plus problématique. Une déclassification obligatoire des documents soutenue par l’ensemble de la communauté archivistique et des milieux progressistes par après un délai défini se heurta à une fin de non-recevoir. Qu’il sagisse des délais de 50 ans proposés par l’AAFB ou même des plus de 60 ans, voire de plus de 70 ans, proposés par les Archives de l’Etat aucune proposition ne fut retenue. Face au lobbying pressant des uns et des autres et à la nécessité de trouver un accord qui reçoive l’approbation des services de renseignements et de sécurité pour permettre, in fine, à la proposition de loi d’être approuvée par les représentants de tous les partis de la majorité, le seuil final de déclassification est alors fixé à 100 ans. Un retour en quelque sorte à la vieille loi des archives de 1955 qui rendait le versement obligatoire des archives de plus de 100 ans. Une occasion manquée aussi de pouvoir ouvrir à la recherche sans restriction les archives liées à la Deuxième Guerre mondiale ou à la période coloniale.

      C’est ainsi que la proposition de loi est devenue la loi visant à introduire des règles générales de déclassification des pièces classifiées (loi du 11 septembre 2022). Toutefois, l’accord de majorité à peine obtenu, n’ignorant pas que ce nouveau cadre légal pouvait encore poser des difficultés en matière de clarté et transparence concernant des faits emblématiques de l’histoire de la Belgique contemporaine liés à des périodes troublées, une proposition de résolution a été déposée à la Chambre “visant à permettre dans un cadre juridique clair, une déclassification plus aisée, par le gouvernement, des documents classifiés dans certains dossiers spécifiques” (DOC 55 2576/001). Advienne que pourra …

      Des avancées, mais pas encore de fumée blanche pour la transparence

      En conclusion, l’AAFB se réjouit que cette loi soit enfin votée car cela permet maintenant d’avoir des règles claires pour les documents qui seront classifiés à l’avenir et assurer qu’un jour, ces documents puissent être accessibles aux citoyen·nes afin de comprendre les décisions prises à des moments stratégiques du fonctionnement de notre démocratie.

      Nous regrettons néanmoins que le délai pour la déclassification automatique soit fixé à 100 ans pour les documents avant 2022 car cela veut dire que c’est sur base d’une mobilisation citoyenne et/ou émotionnelle que certains dossiers seront ouverts à la recherche avant ce délai (exemple: les débats actuels sur les archives coloniales) alors qu’une règle générale valable pour tous les sujets entre 1922 et 2022… aurait garantit une plus grande impartialité et une transparence vis-à-vis de toutes les parties concernées par ces dossiers. Cela peut se faire en impliquant les archivistes et fonctionnaires en charge de ces dossiers pour évaluer plus finement les dossiers qui nécessitent de rester classifiés intégrant ainsi les craintes légitimes exprimées par certains départements. Heureusement certaines administrations n’ont pas attendu la fixation de ce délai pour déjà déclassifier certains dossiers plus récents (citons par exemple les archives de la défense ou de la police). Espérons qu’elles auront les moyens humains et financiers pour poursuivre ce travail d’utilité démocratique.

      Enfin au-delà de l’aspect déclassification, il faut toutefois rester également attentif au devenir de l’article 22 du projet de loi portant modification de la loi du 11 décembre 1998 relative aux habilitations, attestations et avis de sécurité. En effet, il impactera tous les citoyen.nes du pays, et plus particulièrement les archivistes et les journalistes, car désormais ils seront passibles de poursuites judiciaires en cas de divulgation d’informations classifiées, alors que jusqu’ici étaient passibles de poursuites judiciaires les seules personnes détentrices d’une habilitation sécurité qui divulguaient une information classifiée. En l’absence de cadre juridique clair concernant les lanceurs d’alerte et leur statut, cet article 22 semble particulièrement liberticide et ouvre la voie à des heures sombres.

      L’AAFB restera donc très attentifs dans les mois et années à venir pour soutenir les initiatives qui demanderont de revoir ces éléments et ne manqueront pas de remettre ce point d’attention dans le prochain mémorandum en préparation en vue des échéances électorales de 2024.